Deutsch-Französisches Institut
Arbeitsgemeinschaft, Elternvereinigung und Förderverein der Gymnasien mit zweisprachig deutsch-französischem Zug in Deutschland (LIBINGUA)

Strasbourg, il faut que je te quitte

(...) Comme, vers trois heures, ils prenaient le café au Picadilly, ils entendirent leurs voisins de table parler en riant des plaisanteries auxquelles se livrait le comique Haniel sur le pont de Kehl. Qu'est-ce qu'il se payait la tête des Schwobe obligés de passer de l'autre côté!

Hanna, regardant Jakob, chuchota ; « Je voudrais y aller. »
Ils prirent le tram et descendirent l'avenue de la Forêt- Noire jusqu'à la porte de Kehl, longeant l'office du ravitaillement, l'énorme complexe de la citadelle, l'esplanade et les casernes. Un vaste espace s'offrit à leurs yeux : le port et des bâtiments industriels. Le conducteur du tram sourit : « Ils vont tous sur le pont, notre Haniel est là ! »

On approchait du Rhin. Un terrain vague, de l'herbe desséchée, de rares arbres. Déjà de loin on percevait des cris et des clameurs qui redoublaient périodiquement.

Comme elle avait été grandiose l'entrée des troupes françaises par la rue de la Haute-Montée et dans la ville, avec la cavalcade des officiers à travers les rues pavoisées au milieu des ovations, le défilé des cavaliers aux sabres recourbés et des sombres fantassins aux casques d'acier, le bruit sourd des bottes martelant le sol, le roulement des canons et dans les airs le grondement des avions.

Ici, le lit du vieux Rhin était large et peu profond, ses eaux ouvertes. Deux ponts solides reliaient les berges, la traversée n'était pas longue. Mais l'entrée du pont pour piétons était en ce moment invisible. La voie d'accès était assiégée par une marée humaine qui s'agglutinait surtout près du pont. Il devenait difficile de faire la haie pour maintenir un étroit passage. Quelques personnes y étaient engagées. C'étaient les «Vieux Allemands», qui, chassés, gagnaient Kehl à pied.

Hanna se fraya un passage. Ils arrivèrent en plein dans la bousculade, au début de la chaussée c'était une véritable fête populaire avec beaucoup d'enfants et d'adolescents. Des marchands proposaient des petits drapeaux français et des cocardes. On en bombardait parfois les expulsés, même s'ils étaient déjà sur le pont, et les drapeaux finissaient dans le Rhin. On vendait des friandises, des saucisses chaudes. On distribuait des images et des tracts.

Dans la rue étroite marchaient les expulsés.
Beaucoup avaient cru pouvoir se cacher, pouvoir compter sur la clémence du vainqueur. Mais si le vainqueur était clément, le voisin, lui, ne l'était pas. Depuis l'entrée des troupes ils partaient donc, jour après jour, et chaque jour plus nombreux. Car l'esprit de vengeance les débusquait. L'envie, la méchanceté s'étalaient au grand jour. La dénonciation, ce fléau, faisait rage. On pouvait s'en prendre à l'ami d'hier. On pouvait sans peine s'emparer de son héritage. Cela tournait au tribunal populaire et à l'humiliation d'un peuple. Des gens s'agrippaient aux lampadaires et aux arbres dénudés pour huer les partants au passage. (...)

On ne leur donnait que la matinée pour se préparer. Comme l'armée battue qui avait dû laisser ce qu'elle ne pouvait emporter dans la hâte de la retraite, les expulsés durent, eux aussi, abandonner tous leurs biens, quelles que fussent leur importance et leur nature, ils n'eurent le droit d'emporter que ce qui tenait dans un baluchon, un sac ou une valise. De plus, cela ne devait pas excéder un certain poids.

Voici qu'arrive un professeur, les huées de la foule l'accompagnent. Pourquoi? Le vieil homme ne portait que cinq parapluies et une petite serviette. Qu'aurait-il pu transporter d'autre? Il l'ignorait. D'autres trottaient d'un pas lourd avec femmes et enfants. Chacun traînait quelque chose, les hommes, souvent, des sacs. Au passage de certains la foule se taisait, on ignorait qui c'était. Tous ne partaient pas à pied, certains prenaient le train, dans ce cas le contrôle s'effectuait sur l'autre pont.

De l'autre côté du fleuve, du côté de Kehl, un petit groupe silencieux les accueillait, les attendait. Des infirmières assuraient le service de ravitaillement. (...)

Hanna parvint à contourner la foule, elle voulait gagner la berge, Jakob la suivit. Ils se promenèrent lentement, l'étroit chemin était noir de monde. Certains observaient avec des jumelles l'accueil réservé aux expulsés sur l'autre rive, avec un sentiment de joie maligne, avec curiosité, avidité, comme s'ils étaient au cirque, ils les regardaient disparaître, muets, tête basse, dans les baraquements pavoisés de rouge. (...)

Le texte est tiré de [Döblin 1990, 444 - 450]